Les deuils à réaliser pour être heureux

Cet essai aborde des sujets majeurs sous un angle particulièrement concret. Les idées développées ainsi que les nombreux moments de sa vie partagés dans ce livre sont décrit avec beaucoup d’humanité et d’authenticité.

Le livre est organisé de telle manière qu’on grandit avec l’auteur en avançant dans notre lecture. Et en ce sens, le complément au titre de l’ouvrage (« Tout ce qu’il faut abandonner pour devenir adulte ») est très bien choisi.

Que recouvrent finalement les renoncements que Judith Viorst nous propose d’opérer pour grandir et devenir libre ?

Le deuil de la toute-puissance

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Atteindre les étoiles

Durant les premières années de notre vie, nous réalisons petit à petit notre pouvoir d’impact sur le monde et sur les autres. Nous prenons conscience de notre puissance d’action, mais aussi de résolution des problèmes par la cognition, de sensations. Nous remarquons les formidables possibilités offertes par notre corps(sa motricité, sa capacité de crier et de pleurer, de se faire entendre etc…) et par nos pensées (nous pouvons inventer, créer, résoudre).

Et pourtant… Il arrive un moment où il faut renoncer à cette puissance que nous pensons d’abord illimitée.

Nous ne sommes en effet pas seuls en ce monde, il nous faut composer avec la personnalité des autres. Des événements et forces extérieures se posent parfois en obstacle à la réalisation de nos désirs (forces de la natures, capacités technologiques, physiques etc…) ou ne dépendent pas de nous. Alors, pour vivre en harmonie dans ce monde, nous devons renoncer à la croyance en notre toute-puissance. Mais, en filigranes, cela implique d’accepter que les personnes qui nous aiment n’aiment pas que nous.

Or, ce deuil à faire de l’exclusivité de l’amour des autres peut s’avérer particulièrement douloureux. Face à ce renoncement difficile de la toute-puissance il est donc nécessaire de rencontrer compréhension et compassion, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas.

Et si l’on n’y parvient pas ?

Judith Viorst, parmi tous les exemples relatés, décrit comment, si l’onnne parvient pas à renoncer à notre toute-puissance infantile, nous pouvons nous retrouver en état de culpabilité omnipotente : « en prenant la faute sur soi, on se donne un pouvoir (…), on dit qu’on préfère se sentir coupable plutôt que désemparé, privé de contrôle » (p. 173 du livre de poche, édition de 2003).

De même, le fait de ressentir de la peur ou de la honte face à ses désirs (sexuels, de mort d’une personne que nous détestons, d’être au centre du monde etc…) peut être un symptôme de ce renoncement non encore réussi. La croyance en la toute-puissance peut en effet mener à des pensées « magiques » : si je le pense, ça va arriver. En réalité, « les fantasmes (…) ne sont pas l’action. Reconnaitre en soi l’être primitif, n’est pas pour autant devenir cet être » (p. 212). Ces désirs sont en effet inoffensifs. Et surtout, ces envies et fantasmes sont on ne peut plus normaux et ne font pas de nous de mauvaises personnes car nous ne sommes pas tout-bon ou tout-mauvais. Nous sommes les deux en même temps. Et Judith Viorst va jusqu’à préciser que « peut-être nous a-t-on appris que l’amour c’était de ne jamais souhaiter planter des clous dans les yeux de notre véritable amour. Eh bien, c’est un mensonge » (p. 89). Nous sommes en effet tous habités de sentiments ambivalents.

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Parents imparfaitements parfait ?

De la même façon, renoncer à la toute-puissance signifie renoncer à être un parent parfait et accepter ce qui vient restreindre notre pouvoir parental (rythme du bébé, capacités d’apprentissage, école…) (p. 286). Judith Viorst écrit même qu’il nous faut « abandonner l’espoir de réussir à bien traiter nos enfants » (p. 286) car « la vie de nos enfants recèle des dangers et nous ne pourrons jamais totalement les protéger » (p. 291).

Après avoir découvert la toute-puissance, il nous faut donc, pour devenir libre et autonome, accepter l’impuissance.

Le deuil de la version idéale de soi

Judith Viorst, rappelle que Freud a laissé penser que le narcissisme n’était pas une bonne chose et que l’amour de soi et des autres étaient en opposition. Pourtant, c’est en s’aimant soi-même qu’on peut aimer les autres sans les utiliser pour se valoriser (Kohut, psychiatre et psychanalyste américain décédé en 1981).

Seuls ceux qu’on appelle les « personnalités narcissiques » ont besoin de se croire très spéciales pour éviter la dépression. Mais ces personnalités ne sont pas « tout le monde » et pour la plupart d’entre nous, l’idéal de soi est simplement construit d’un ensemble de normes que nous nous sommes fixées pour nous-même : « Il est fait de la matière narcissique de nos rêves d’enfants » (p. 198). Mais ce narcissisme n’est pas un dictateur assoiffé de la soumission de notre entourage. Il est seulement l’objectif que nous voulons devenir.

Le deuil de l’amour idéal

La psychanalyste explique que le plus souvent, nous choisissons comme partenaires des gens qui peuvent exprimer ce que nous ne sommes pas capable d’exprimer pour nous même. Elle rapporte l’exemple d’une femme ayant des difficultés à reconnaître en elle un côté compétitif. Cette femme s’était choisie un partenaire de vie capable d’hausser le ton, comme elle-même ne savait pas bien le faire. Dans un autre exemple, elle raconte qu’un mari qui n’avait socialement et culturellement pas pu accéder à la possibilité d’être angoissé avait choisi pour

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Renoncer à l’amour idéal

conjointe une femme facilement angoissée chez qui il pouvait susciter des manifestations d’anxiétés fortes (p. 253).

Une autre femme qui avait appris à plaire et prendre soin des autres ne pouvait assumer le fait d’avoir parfois envie de s’occuper d’elle-même. Elle s’était mariée à un homme provocateur et dépourvu de tact.

Dans la même optique, nous nous mettons souvent en couple avec des personnes que nous idéalisons à l’excès. Cette façon de faire permet de s’approprier certains attributs de la personne qui vit avec nous. Lorsque nous n’avons pas renoncé à la perfection, une part de nous dit « je ne suis pas parfait mais je vais faire de toi un être parfait et je pourrai faire mienne cette perfection ».

Il est alors important d’avoir à l’esprit que le partenaire ne pourra jamais, même dans un couple qui fonctionne, totalement réparer nos blessures

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personnelles. Evidemment, il peut nous y aider. Mais il ne peut être notre « Sauveur » (terme d’Analyse Transactionnelle issu du triangle dramatique de Karpman). Ou bien il deviendra cette personne qui nous prend en charge dont parle de Triangle Dramatique en Analyse Transactionnelle, et ceci ne peut être résolutoire (une présentation du triangle dramatique : ici). Il est donc important de renoncer à ces éléments narcissiques blessés pour un développement qui mène aux formes adultes de l’amour (p. 264).

Le deuil de l’amitié idéale

Judith Viorst explique que de la même façon que dans le mariage il est important de reconnaître nos fantasmes de haine envers notre conjoint, il est important de les reconnaître également dans l’amitié. « Peut-être haïrions-nousplus gaiement si nous gardions à l’esprit la découverte implacable faite sur les animaux : qu’il n’y a pas de rapports personnels sans agressivité » (p. 263), écrit-elle. A ce titre, Viorst rappelle d’ailleurs qu’être un bon parent (la mère « suffisamment bonne » de Winnicott) c’est aussi savoir opposer le refus lorsque cela est nécessaire, structurant et sécurisant pour l’enfant. En apprenant la frustration, il accède à la possibilité de se procurer par lui-même ce dont il a besoin (p. 277). Cela implique de pouvoir tolérer l’agressivité de l’enfant et cela n’est pas toujours simple lorsque les renoncements rencontrent des résistances.

Renoncer aux espoirs pour ses enfants

« Pour laisser partir nos enfants, il faut aussi les laisser devenir ce qu’ils veulent, et cela implique de renoncer aux espoirs qu’on nourrissait pour eux » (p. 274). Tout est dit… Et pourtant, c’est ici un sacré chemin parfois que d’être serein avec cette idée et la sensation qu’elle génère. Toutefois, pour Judith Viorst, « c’est en abandonnant nos espoirs de parents, d’époux et d’amis que nous apprenons à rendre grâce aux connexions imparfaites » (p. 308). Or, ces connexions imparfaites nous permettent de devenir libres et sereins.

Le deuil de la permanence de la vie

Le livre se termine sur le caractère éphémère de la vie. Et pas seulement de la nôtre. Judith Viorst livre ici des éléments personnels de sa vie et détaille les difficultés auxquelles elle a du faire face lors du décès de certains de ses proches. L’émotion dont elle fait part au travers de certains de ses vécus permet de saisir combien ces renoncements nécessaires, les éléments que nous devons abandonner pour devenir adultes, font parti d’un processus qui dure toute une vie. Le livre n’est donc pas là pour donner des leçons, ni blâmer ou stigmatiser les personnes qui seraient aux prises avec ces renoncements et auraient des difficultés à les opérer.

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Non, Judith Viorst nous démontre combien ces abandons se conçoivent comme une mue, allant du premier âge à la mort, et que devenir adulte n’est pas une fin en soi mais un objectif vers lequel tendre jusqu’au jour de notre mort.

Lors d’un partage d’expérience, Judith Viorst explique combien « la mort d’un être aimé fait revivre la peur infantile d’être abandonnée, l’angoisse d’être petit et seul » (p. 321). Et malgré tout le chemin parcouru, un tel événement peut nous ré-entrainer vers des sentiments de détresse du passé et il est parfois difficile de faire le tri (nous dirions qu’il s’agit d’un élastique en Analyse Transactionnelle : un événement présent lié par « un élastique imaginaire » à un événement du passé).

Le renoncement à la permanence concerne également les différentes parties de notre vie. Nous ne sommes pas les mêmes avec les années. Nous changeons, de façon volontaire parfois, et au gré des événements à d’autres moments, sans même nous en rendre compte. Celui ou celle que nous étions il y a quelques années n’est peut-être plus qui-nous-sommes aujourd’hui. Pour les praticiens de la psychanalyse, Judith Viorst précise qu’il s’agit de faire le deuil de nos différents selfs. Cela n’est pas toujours évident car il peut nous sembler que nous aband

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onnons une partie de notre identité en le faisant. Cela arrive parfois en vieillissant, lorsque le corps n’a plus les mêmes capacités qu’auparavant et qu’il faut parfois se réinventer face à cela : qui suis-je alors si je ne peux plus être cette personne dynamique qui fait beaucoup de sport ?, par exemple. De même, une femme qui souhaitait des enfants et n’aura pu en avoir peut avoir à se réinventer en tant que femme : qui suis-je si je ne suis pas cette mère que je voulais, que je pensais être ?

Finalement, au bout du chemin, c’est bien à la permanence de notre propre vie qu’il faut pouvoir renoncer pour partir en paix. Judith Viorst aborde ici les écrits d’Elisabeth Kubler-Ross (psychiatre helvético-américaine, pionnière de l’approche des soins palliatifs pour les personnes en fin de vie, décédée en 2004) qui a décrit les étapes par lesquelles nous passerions avant de mourir. Etapes ensuite remises en cause par d’autres qui ont rejeté « l’idée de faire franchir de force aux être humains qui vont mourir une série d’étapes jalonnant le processus mortel » (Edwin Shneidmann,psychologue clinicien, spécialiste des questions liées à la suicidologie et à la thanatologie, décédé en 2009). Quoiqu’il en soit de ces étapes du deuil à faire de notre vie, « l’existence est finie. Le self qu’il aura fallu tant d’années de souffrance et d’effort pour créer va mourir » (p. 429).

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